Mythe 1 : La stratégie est l’affaire de la direction générale

Patrick JAULENT

Dis-moi et j’oublierai, montre-moi et peut-être que je retiendrai, implique-moi et je comprendrai (proverbe chinois)

C’est une erreur de croire que la stratégie est du domaine de la Direction Générale et la tactique du domaine opérationnel. C’est en effet erroné de penser que les directeurs généraux se réunissent une fois par an dans un endroit convivial autour d’un bon repas pour imaginer la stratégie (sans trop parler budget stratégique : ce n’est pas la même réunion !), rédiger un plan (le plan stratégique !) avant de le diffuser à leurs cadres, qui seront chargés de la faire exécuter.

Cette dichotomie est d’un autre âge, même chez les militaires comme le rappelle Jacques Grenier, membre du club Balanced Scorecard France :

Le déploiement (ou cascading) des objectifs du ministère de la Défense sur cette Région aérienne Nord (aujourd’hui dissoute) c’est s'appuyé sur les cadres de contacts (majors, adjudants-chefs, fonctionnaires de catégorie B), dont les retours d'expérience étaient soigneusement analysés pour « rectifier le tir. »

En outre, les réunions de restitutions (et leurs préparations) étaient l'occasion de faire présenter, par des jeunes sergents ou des fonctionnaires de catégorie C, des exemples concrets compréhensibles par tous les participants, qui sont ensuite invités à faire remonter leurs propres suggestions d'améliorations dans les domaines qui les concernent.

Enfin, la rédaction des directives annuelles se faisait de manière collaborative en analysant les retours d'expérience des années précédentes et en recueillant les avis sur des avants projets, ce qui permettait des améliorations à la fois de fond et de forme, gages d'une meilleure compréhension, et donc d'une meilleure exécution ultérieure.

Notre conviction étayée par le terrain (cf. pilotage de la performance Région Nord), est que les managers opérationnels chargés de faire exécuter la stratégie par leurs collaborateurs doivent participer à sa définition, dans le cas contraire, ils trouveront tous les arguments pour la critiquer et ne pas y adhérer (et faire adhérer leur personnel). Comment voulez-vous que je fasse – obtienne cela, c’est impossible : ils auraient dû me consulter avant. Je n’ai pas le budget suffisant pour faire cela…

Une autre de nos convictions et que la participation à la réflexion stratégique ne s’arrête pas aux managers (n-1, n-2). Elle concerne également les opérationnels. En effet, si une direction générale a du mal à communiquer sa stratégie et à rallier l’ensemble de ses collaborateurs autour d’objectifs communs elle devrait tirer des avantages importants à les faire participer à leurs réflexions stratégiques. Naturellement c’est la DG qui est responsable de la stratégie et des moyens (budget stratégique), mais ce sont les opérationnels qui l’exécutent. Nous vous conseillons donc d’intégrer l’ensemble des collaborateurs à vos réflexions stratégiques, vous augmenterez ainsi leur motivation et vous renforcerez l’alignement de leurs objectifs personnels sur les objectifs stratégiques. L’expérience a montré que le fait de réunir des personnes pour discuter d’une stratégie, la décrire et la schématiser constituait un exercice fructueux et stimulant.

Ainsi, sur les bases de la Région aérienne Nord, ont été définit 3 niveaux d’implication et les actions correspondantes :
- les acteurs du pilotage par la performance ;
- Les candidats aux examens et concours ;
- Les réunions de restitutions.

1. Les acteurs du pilotage par la performance
a1) les contrôleurs de gestion (officier référent et personnels des cellules de pilotage par la performance), pour leur permettre d'acquérir et de développer une expertise ;
a2) les membres des comités directeurs et des comités de pilotages, pour leur permettre de comprendre les enjeux et de situer la contribution attendue de leurs services ou unités dans la démarche d'ensemble ;
a3) les correspondants au sein de chaque service ou unité, pour leur permettre de comprendre l'usage des comptes-rendus qui leur sont demandés, améliorer les fiches de procédures et réduire les erreurs d'interprétation ou de saisie.

2. Les candidats aux examens et concours
Afin de diminuer à terme le besoin des actions (a2) supra, des présentations du pilotage par la performance et de la LOLF (Loi Organiques des Lois de Finances) ont été faites aux :
- officiers candidats au Collège Interarmées de Défense (CID) ;
- officiers inscrits au Cycle de Perfectionnement au Commandement (CPC) ;
- sous-officiers candidats au concours de majors ;
- sous-officiers candidats à la sélection n°3 en vue d'être promus adjudants-chefs.

3. Les réunions de restitutions
Ces réunions avaient pour but de diffuser largement la culture de la performance et de la modernisation de l'Etat dans le cadre de la LOLF. Elles permirent de présenter les efforts accomplis et les résultats obtenus, avec des témoignages concrets.

Ces réunions furent souvent ciblées par populations homogènes afin de faciliter les échanges ou les commentaires :
- officiers et fonctionnaires de catégorie A, sous-officiers cadres de maîtrise et fonctionnaires de catégorie B, ce qui correspond à peu près aux comités directeur et de pilotage élargis (une centaine de personnes sur une base de 1.500 personnes) ;
- les sous-officiers brevetés, qui sont le plus souvent chefs d'équipes, et les fonctionnaires civils correspondants ;
- les jeunes sous-officiers et les fonctionnaires de catégorie C ;
- et les militaires du rang (cf. tout le personnel impliqué !)

Cette démarche d’implication du personnel de tout le personnel militaire de la Région aérienne Nord a eu comme impacts :
- une meilleure efficacité, car les suggestions recueillies ont permis de mieux centrer les indicateurs sur le vrai besoin ;
- une meilleure efficience, par des procédures plus simples, ayant contribué à réduire le coût de la mise en œuvre du pilotage par la performance d'un facteur 4 en 4 ans ;
- une meilleure adhésion des personnels, constatée tous les jours et par une baisse des récriminations contre le contrôle de gestion à l'occasion du rapport annuel sur le moral.


Commentaires (4)
1. David C le 05/10/2007 10:30
Cette vision est tres intéressante, et met à mal quelques mythes bien ancrés dans les esprits comme :
- l'organisation militaire n'est pas efficiente (ce qui est faux, car les militaires sont des pionniers du contrôle de gestion)
- la stratégie est une affaire de hiérarque, ce qui est encore faux car une stratégie (et les indicateurs - KPI - attachés à son execution est d'autant plus efficace qu'elle doit etre partagée par tous.
En conclusion : bravo, continuez !
2. Patrick Jaulent le 05/10/2007 14:32
Merci pour vos encouragements.

3. PAWLAK le 07/10/2007 16:55
Etonnant ! La grande muette a réussi à faire parler tous "les collaborateurs".
A quand des projets de ce type dans les entreprises ?

Merci
Didier Pawlak
4. Yves Blake le 10/10/2007 21:33
1923 : Le Docteur Knock et la stratégie du nous-d'abord.

Quoique satyrique, un bel exemple de stratégie de performance collaborative a été illustré à l'écran en 1933 par Louis Jouvet. Je veux parler de "Knock, ou le triomphe de la médecine", adaptation de la célèbre pièce de Jules Romains.

Le docteur Knock, reprenant une clientèle laissée à l'abandon par son prédécesseur, va instaurer des consultations gratuites, à l'issue desquelles les bien-portants vont se découvrir moultes maladies difficilement curables, sauf à suivre un long et donc onéreux traitement.

Cette pièce condense avant l'heure tous les fondements marketing d’une société de consommation naissante. De la création du besoin par la mise en insécurité à l’adaptation de son offre par profilage des tranches de revenus, rien n'y manque, pas même les indicateurs de performance. En moins de trois mois, la courbe de croissance des consultations du Dr Knock passe de 5 à 50 visites (payantes) hebdomadaires, courbe que d'ailleurs il ne suit plus avec beaucoup d'attention, préférant désormais s'attacher à suivre la courbe des recettes.

Mais puisque nous parlons ici de stratégie et d'hommes, il est important de souligner que le Dr Knock ne serait jamais parvenu seul à ses fins. Il commence par solliciter l'instituteur pour mener une action de sensibilisation auprès des enfants afin que la famille prenne connaissance des microbes, germes et autres virus… Ensuite il crée une campagne de promotion de son cabinet grâce au seul média de l'époque : l'homme tambour sur la place du marché. En parallèle, il instaure avec le pharmacien une association d’intérêts qui, en échange d’une tacite discrétion, devrait faire décoller son chiffre d'affaires. Même l'hôtelière du village finira par agrandir son hôtel qui prend bientôt des allures d’hospice. Grâce à cette stratégie collaborative, notre fourbe personnage va maitriser les processus en amont de son cabinet par le lobbying et la communication, et contrôler en aval le réseau de soins (pharmacie, hôpital,...) nécessaire à son modèle de vente récurrente.

Vue sous l’angle de nos directions modernes, ce type de stratégie multipartite nécessite de maximiser les intérêts des parties, l'adhésion des acteurs passant alors inéluctablement par un intérêt personnel sous diverse forme : argent, notoriété, reconnaissance, ou tout autre moyen permettant au cadre qui se sera dépassé de faire le plein de dopamine dans son cerveau.

Cependant, ce culte emprunté aux nippons de « La performance de l’Entreprise est l’affaire de tous » tend à s’éroder. S'il n'était pas rare que nos aïeux fissent une dévouée carrière dans un grand groupe, l'emploi des cadres est de nos jours plus versatile. La sécurité de l'emploi n’est plus perçue comme assurée à long terme, en particulier passé l’âge où les jeunes loups viennent briguer nos responsabilités. Le choix entre les sacrifices exigés par l’amélioration incessante de la performance et une meilleure qualité de vie personnelle ne s’opère alors plus de facto. Je citerai pour l’anecdote les propos d'un directeur fraichement nommé à la tête d'une usine acquise par son groupe : "Que croyez vous qu'un cadre pense de nouveaux objectifs imposés par son quatrième directeur en moins de trois ans ? Rien. Il attend le suivant.".

C’est paradoxalement dans ce type de contexte dégradé que l’implication des hiérarchies dans la stratégie donne sa quintessence. En permettant aux collaborateurs d’exprimer leurs besoins, en tenant compte de leur expérience du terrain et en reconnaissant leurs initiatives, on retisse un lien entre des instances dirigeantes dont la crédibilité n’est plus toujours implicitement reconnue, et on construit par la même un pont entre ces deux visions distinctes de l’entreprise qui doivent néanmoins cohabiter : les métiers et la finance.

Pour notre bon Dr Knock, l’expansion de sa stratégie du « moi-d’abord » passe par le partage effectif des richesses. Une fois l'économie du village rendue dépendante de son système de santé (1) paradoxal - "Tout bien-portant est un malade qui s'ignore" -, il pourra pérenniser son activité lucrative à l’abri de potentiels détracteurs. Lorsque de passage, l'ancien médecin interrogera le Dr Knock sur sa bonne conscience, ce dernier sera défendu bec et ongles par tous les villageois impliqués, pour ne pas dire compromis. C’est la stratégie du « nous-d’abord ».

(1) La pièce date de 1923, donc avant la mise en place de l'accès gratuit aux soins par les "assurances sociales", adaptées du système mis en place par Bismarck en Alsace Lorraine à la fin du 19ème siècle, et qui ne seront généralisées en France qu'au début des années 30.
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